La réglementation bancaire et le risque systémique

Bâle I et Bâle II : de vaines tentatives de maitrise du risque systémique

Lorsque se produit une grave dégradation du système financier pouvant aller jusqu’à la paralysie de l’ensemble du système, sur la totalité d’une filière économique ou sur une vaste zone géographique voire à l’échelle planétaire, cela s’appelle une crise systémique.  L’une des principales volontés des régulateurs actuels est de pallier aux risques pouvant conduire à une telle crise. La crise de la dette publique grecque, qui pèse de plus en plus sur l’économie européenne depuis 2010, est la dernière crise systémique en date. Le défaut sur les titres grecs, s’il survient, installera le doute sur toutes les obligations publiques considérées jusque-là comme sans risque.

En temps « normal » la prise en charge des dettes privées par le contribuable à travers l’accroissement des dettes publiques se fait à des conditions de taux d’intérêts favorables. Mais aujourd’hui le doute sur la sécurité des titres publics crée une situation inédite extrêmement dangereuse de par les impacts qu’elle peut avoir sur les citoyens, comme on a pu le constater récemment à Chypre.  Ainsi le spectre d’une crise systémique des finances publiques plane. En effet, si la Grèce fait défaut, le Portugal, l’Espagne et l’Italie – dont le niveau d’endettement est similaire à celui de la Grèce – peuvent également faire défaut, déclenchant un effet de cascade sans précédent. Cela suffira à enclencher de nouvelles surenchères de restrictions budgétaires comme autant de gages à donner aux marchés dans la course à la solvabilité.

Si la crise de la dette grecque illustre parfaitement le risque systémique, d’autres crises systémiques ont jalonné l’histoire en particulier depuis les années 70. En effet la crise dite des « subprimes » en 2008 qui a trouvé son origine aux Etats unis, s’est traduite par une défiance sur les marchés : après la faillite de la banque américaine Lehman Brothers, de nombreuses grandes banques dans le monde ont failli s’effondrer et les bourses de valeurs ont chuté par effet domino. Cette crise a plongé le monde dans une récession économique pas encore résolue et a obligé les banques centrales, européennes et américaines principalement, à injecter d’importantes liquidités auprès des banques pour éviter la paralysie du système.

Quelques années auparavant, les attentats du 11 septembre 2001, en partie parce qu’ils ont lieu au cœur du système financier américain, ont eues des répercussions systémiques de par le monde. En 1998 la spectaculaire crise des finances publiques russes, et le « Flight to quality » qu’elle a causé, entrainant la faillite retentissante du LTCM, a été l’alerte la plus importante connue jusque-là par le système financier mondial : jamais on n’est passé aussi près d’un éclatement définitif des relations entre les différentes institutions financières. La crise systémique n’a pu être évitée que grâce à l’intervention directe de la FED qui obligea les banques et autres hedge funds à investir en masse pour sauver le LTCM. En 1987 également, la banque centrale américaine intervient massivement comme prêteur de dernier ressort pour éviter des faillites en chaines de maisons de titres et de banques d’investissement après le krach du marché des taux d’intérêts puis de celui des actions. En 1982, la crise de la dette bancaire des pays en voie de développement (PVD) a eu un effet de raréfaction générale du crédit et a provoqué une crise bancaire mondiale obligeant la banque centrale américaine à baisser ses taux d’intérêt en catastrophe et le FMI a accordé des lignes de crédit d’urgence aux PVD. La crise pétrolière de 1979 a entrainé une forte inflation qui s’est répercutée sur l’ensemble de l’économie mondiale. Enfin en 1974 a lieu la faillite de la banque allemande Herstatt qui a eu un effet domino sur d’autres banques. Ces faillites en avalanche ont conduit à une première prise de conscience des risques systémiques sur les marchés financiers modernes qui s’est matérialisée par la création du comité de Bâle sur le contrôle bancaire.

Bâle  1 : une première tentative de gestion des risques financiers

Face à la montée des risques bancaires, le Comité de Bâle fut créé afin de renforcer la sécurité et la fiabilité du système financier et du développement économique en instaurant des standards minimaux en matière de contrôle prudentiel. Ce comité a mis en place des normes internationales de supervision bancaire que les banques sont tenues de respecter pour garantir leur liquidité et leur solvabilité au regard de leur clientèle et leurs différentes contreparties pour éviter, en cas de faillite d’une banque, que tout le système financier chargé de financer l’économie ne s’effondre. Adopté en 1988, le ratio Cooke définit le montant des fonds propres minimaux que doit détenir une banque pour se couvrir contre les risques de contrepartie. Initialement adoptée par les pays du G10, cette norme s’universalise du fait de sa simplicité méthodologique et sa mise en œuvre aisée. Cependant ce ratio n’a pas réussi à stabiliser le système bancaire, d’une part parce qu’il n’arrivait pas à accroître l’efficience de l’intermédiation bancaire et d’autres part parce que les pondérations retenues pour le calcul de ce ratio ne permettent pas une évaluation correcte des risques. En effet, si le ratio Cooke prend en compte le risque de contrepartie, il ignore les autres risques, en particulier le risque de marché et le risque opérationnel.

Les accords de Bâle I ont montré que malgré plusieurs amendements, il devint rapidement évident qu’une refonte de cette première réglementation était nécessaire.  Le comité a alors statué sur les accords de Bâle II, en 2004.

Cependant, Bâle II ne permet pas une gestion optimale des risques, relativement à la sous-estimation de la mise en œuvre des chocs extrêmes, de la difficulté à localiser les risques de crédit, de la complexité des produits financiers structurés (exemple de la titrisation pendant la crise des subprimes) et de la prise en compte limitée du risque hors bilan. Ceci a encouragé une croissance explosive des marchés des produits dérivés du crédit plus lucratifs mais plus risqués et surtout n’exigeant pas de fonds propres supplémentaires.  Par ailleurs cette réglementation s’est avérée procyclique et les problèmes de liquidités ont commencé à s’intensifier. Elle n’a pas pu assurer plus de transparence sur le marché, accentuant la crise de confiance. Aussi, les agences de notation ont cessé de jouer leur rôle à cause d’une réduction de la perception du risque et d’une défaillance dans la méthodologie de notation. Enfin les mesures préconisées par Bâle II n’ont pas pu apporter d’améliorations en matière de gouvernance. En effet, la crise des subprimes a mis en exergue des lacunes en termes de gouvernance d’entreprise (manque de connaissance des directions bancaires sur des nouveaux produits). De plus, les systèmes de rémunération incitaient à une prise de risque excessive. Enfin les autorités de réglementation étaient trop focalisées sur la surveillance micro-prudentielle et pas assez sur les risques macro-prudentiels, notamment systémiques, et la liquidité des marchés. Or l’abondance de liquidité mondiale et la faiblesse des taux d’intérêts ont contribué à la crise financière de 2008.

Bâle II : une diversification qualitative des risques

Le dispositif Bâle II repose sur trois piliers complémentaires3 4. D’abord une exigence croissante en fonds propres : le ratio Cooke laisse place au ratio McDonough qui laisse inchangé à 8% le niveau de fonds propres réglementaires couvrant les risques encourus mais en calibrant le risque en fonction de sa qualité et en prenant en compte les risques opérationnels pondérés selon les « business lines » et des risques de marché liés aux positions prises par la banque sur les produits de taux, actions, change et matières premières en complément du risque de contrepartie.  Par ailleurs, le comité propose différentes approches pour estimer les risques pris par une banque, soit en faisant appel à des modèles standards soit en développant des modèles internes.  Le deuxième objectif est la procédure de surveillance prudentielle qui consiste à inciter les banques à développer des techniques de gestion de leurs risques et de leur niveau de fonds propres en back testant leurs méthodes statistiques sur des périodes de 5 à 7 ans afin de les valider, et en effectuant des stress testing pour prouver, lors de simulations extrêmes, la validité de ses fonds propres en cas de crise économique ; ces méthodes étant destinées à permettre aux autorités de régulation telles que l’Autorité de Contrôle Prudentiel (ACP) et l’Autorité des Marché Financier (AMF) de majorer les exigences de capital réglementaire en cas de nécessité. Enfin, Bâle II exige la transparence dans la communication des établissements.

Bâle III : Le risque systémique sous contrôle ?

Bâle III encourage la constitution, durant les périodes de croissance, de volants de sécurité qui pourront être utilisés pendant des épisodes de tensions. La nouvelle exigence de fonds propres se situe à 7%. Ce nouveau ratio inclura le volant de conservation (de 2,5%) constitué durant les périodes de rapide expansion du crédit si, de l’avis de l’ACP, le taux de croissance du crédit exacerbe le risque systémique. Inversement, ce volant pourra être utilisé en cas de repli pour réduire le risque, par exemple, d’une contraction de crédit imputable aux exigences réglementaires en fonds propres.

Par ailleurs, Bâle III a pour but de mieux appréhender le risque systémique découlant des interrelations et des expositions communes des divers établissements. Le principe fondamental vise à calibrer les normes en fonction de la place qu’occupe chaque établissement au sein du système tout entier. Ainsi le Conseil de Stabilité Financière (CSF), le FMI et la Banque des Règlements Internationaux (BRI qui héberge le Comité de Bâle) ont retenu une série de critères permettant d’identifier les « institutions financières d’importance systémique mondiale » (G-SIFIs) dont une faillite aurait de lourdes conséquences sur le système financier et l’économie réelle, notamment en raison de leur taille, leur complexité, la capacité de les substituer par une autre institution financière, leur interdépendance et leurs activités internationales. Ainsi 29 établissements systémiques ont été identifiés par le CSF en novembre 2011 avec notamment BNP Paribas, Société Générale, BPCE et le Groupe Crédit Agricole (liste mise à jour annuellement). Ces institutions financières peuvent voir leur exigence en capital augmenter au minimum de 1 à 2,5% selon leur importance systémique. De plus, dans le cadre défini par le CSF, les G-SIFIs feront l’objet d’une attention accrue de la part des superviseurs. Enfin, dans le but d’anticiper la résolution d’une défaillance, les G-SIFIs seront dans l’obligation de préparer en amont des régimes de relance et de résolution de crise robustes et crédibles. Ces plans de relance ont été exigés pour la fin de 2012 alors que l’exigence supplémentaire en fonds propres ne sera effective qu’à partir de 2016.

Bâle 3

Bale III constitue la réponse du comité de Bâle à la crise financière des subprimes, et vise principalement à renforcer le niveau et la qualité des fonds propres, à mettre en place un ratio de levier, à améliorer la gestion du risque de liquidité par la création de deux ratios de liquidité (ratio de liquidité à un mois « Liquidity coverage ratio » (LCR) et ratio de liquidité à un an « Net stable funding ratio » (NSFR)), à renforcer les exigences prudentielles concernant le risque de contrepartie et enfin à renforcer le suivi des activités de marché (introduction d’une mesure de risque supplémentaire IRC ; alignement du traitement des positions de titrisation sur celui du portefeuille bancaire). À ces réformes micro-prudentielles dont l’objectif est de renforcer la résilience propre des établissements de crédit, s’ajoutent des propositions de nature macro-prudentielle, en cours d’élaboration, visant à réduire la procyclicité, c’est à dire la tendance du système à amplifier les périodes d’expansion et de repli de l’économie réelle, ainsi que le risque systémique. En ce qui concerne les pays européens, la proposition de la Commission européenne du 20 juillet dite CRD 4 va intégrer dans le droit européen la réforme internationale Bâle III. Ainsi les premières mesures sont entrées en vigueur le 1er janvier 2013 et l’ensemble des mesures devra être appliqué au 1er janvier 2019. En France, l’AMF et l’ACP renforcent plus que jamais le contrôle de la commercialisation des produits financiers. Très concrètes, les recommandations de l’ACP au sujet du devoir de conseil en assurance vie et la position de l’AMF dans le cadre de sa position sur la commercialisation des instruments financiers (qui sont en grande partie les mêmes) militent pour un approfondissement de la connaissance et du suivi du profil et des attentes de l’épargnant.

Cependant le lobby des établissements financiers conteste déjà le montant en capital exigé et la mise en place du ratio de levier. Ce ratio est jugé inadapté et inutile car sans lien avec le risque et difficilement compatible avec la pondération des risques. Des inquiétudes ont été soulevées concernant l’impact de ce ratio sur certains business models, tel que le financement hypothécaire à faible risque. De l’avis de ces banques, ces exigences pèseront sur le financement de l’économie ainsi que le volume et le coût des crédits, ce qui inquiète aussi la Confédération générale des petites et moyennes entreprises (CGPME) et le MEDEF. L’économie en sera fortement affectée en particulier en Europe : en effet en multipliant la proportion d’établissements susceptibles d’être soumis à Bâle III, exprimée en pourcentage des actifs bancaires, par la part du crédit bancaire dans le total des financements du secteur privé non financier on obtient qu’en réalité la réforme de Bâle III serait susceptible de contraindre 15% à 20% des financements du secteur privé non financier américain contre 80% en Europe. Le BRI quant à lui considère que l’impact sur la croissance sera limité, estimant qu’une augmentation de 1% des fonds propres conduirait à une baisse de 0,04% de la croissance et que les bénéfices des nouvelles règles se révèleront bien supérieurs en terme de stabilité financière et donc de croissance. Par ailleurs, une perte d’attractivité des banques pour les investisseurs est à prévoir compte-tenu de la diminution de la distribution des dividendes nécessaire à l’augmentation du niveau des fonds propres.

En outre, d’après certaines expertises menées par des associations internationales telles le Finance Watch, dont l’objectif est de contrebalancer le lobbying de l’industrie financière, plusieurs facteurs contribuent au risque systémique. Si Bâle III s’attaque à certains facteurs, il en laisse d’autres en suspens, certains se trouvant même renforcés. Ainsi, l’uniformité des portefeuilles d’actifs est le premier facteur : si une majorité de banques acquiert des actifs similaires, comme lors de la crise des subprimes, cela peut mettre en péril la stabilité du système en entraînant des bulles d’actifs qui risquent d’exploser violemment et déclencher des spirales d’effondrement des prix : toutes les banques voulant se débarrasser des mêmes actifs en même temps. L’interdépendance des banques est un autre facteur important : si les banques sont liées les unes aux autres par un ensemble de contrats, l’incapacité d’une banque à honorer ses obligations provoquera des pertes dans d’autres banques, ce qui risque de créer un effet domino menaçant l’ensemble du système. Le système bancaire parallèle crée des problèmes supplémentaires : les risques situés dans des entités non règlementées ne peuvent pas être surveillés ni contrôlés, et l’existence d’une zone non règlementée peut encourager les banques à déplacer certains actifs et certaines activités vers ce circuit parallèle pour réduire leurs exigences en matière de fonds propres. Les liens forts entre système bancaire parallèle et banques traditionnelles peuvent engendrer ou amplifier des effets domino. Enfin, il reste l’aléa moral lié à l’idée que certaines banques sont « too big to fail ». L’incapacité actuelle de laisser les banques faire faillite est une cause majeure de risque systémique. Si une banque devait faire faillite, malgré les exigences plus strictes en matière de fonds propres et liquidité, il est très probable que l’argent des contribuables serait utilisé pour éviter un effet domino ou l’interruption de services essentiels. Le texte CRD 4 n’aborde ce problème que de manière indirecte. En réduisant la probabilité de faillite des banques individuellement, il ne s’attaque pas directement à l’aléa moral. Pour résoudre ce problème correctement, nous pourrions envisager une réforme de type structurel, telle que la séparation entre activité d’investissement et activité de détail des grandes banques.

Compte tenu de tous ces points, Bâle III représente un pas significatif vers une meilleure sécurité pour les banques à l’échelle individuelle, mais ne suffit pas pour parer au risque systémique. Des mesures supplémentaires doivent être prises pour éviter que les crises futures n’aient le même impact dramatique sur l’économie réelle que la crise la plus récente.